L'espace thérapeutique comme espace à soi en tant que personne LGBTQIA+
- Violet Grodent
- 5 nov.
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 nov.

L'espace à soi, une expression volontairement dérivée du concept de "chambre à soi" de l'autrice Virginia Woolf (1929), pourrait désigner un lieu, un groupe, un évènement ou encore une fiction, dans lequel ou laquelle nous nous sentons bien, accepté.e et compris.e dans notre vécu et nos problématiques propres. Au quotidien, pour la majeure partie des personnes, cela se trouve et se crée plutôt aisément. Mais avez-vous pensé aux personnes minoritaires et en marge de la société, qui ont pourtant les mêmes besoins fondamentaux d'appartenance et de lien social ?
Ces personnes en marge systémiquement, ce sont les personnes minorisées (c'est-à-dire une personne que la société, avec ses dynamiques de pouvoir et de fonctionnement actuelles, met à la marge et écarte de la norme sociale, en faisant alors une catégorie à part et minoritaire). Ce vécu intrinsèquement violent peut amener une grande souffrance liée le plus souvent à un sentiment d'isolement et de rejet.
Par personnes minorisées, nous entendons (et attention, les définitions vont être nombreuses dans le paragraphe qui suit) :
Les personnes racisées (un terme découlant du processus sociologique de "racisation", soit le fait d'être constamment assigné.e à sa race non blanche par une construction sociale raciste et infondée scientifiquement, issue de la colonisation) ;
Les personnes appartenant à la communauté LGBTQIA+ (Lesbiennes, Gay, Bisexuel.le.s, Transgenres, Queer, Intersexes, Asexuel.le.s et +, les catégories se voulant nombreuses pour représenter au mieux chaque identité) ;
Les personnes précarisées (rendues précaires financièrement par les dynamiques entre autres capitalistes de notre société actuelle) ;
Les personnes sexisées (subissant les dynamiques sexistes et mysogines de la société, par leur simple perception en tant que femme, ou socialisées - au sens du processus sociologique éducatif et genré - comme telles) ;
Les personnes handicapées (subissant un système dit validiste, où tout est construit, pensé et réfléchi par et pour les personnes non handicapées, ou dites valides, mettant à la marge et oppressant les personnes non valides) ;
Les personnes psychiatrisées (dont le trouble mental ou la neuroatypie diagnostiqué.e ou non crée une forme de rejet, de violence et de domination systémique, notamment par des dynamiques psychophobes : stigmatisation et discrimination des personnes ayant un trouble, ou toute autre autre condition psychique, supposé ou réel) ;
...
Vous l'aurez donc compris, cela désigne toute personne subissant une oppression au niveau systémique, liée à la société dans laquelle nous évoluons toustes. Cet article n'ayant pas l'ambition et le temps pour être au plus exhaustif sur ces sujets, je vous invite vivement à consulter la bibliographie et sitographie en bas de cet article pour plus d'informations, mais aussi à vous renseigner auprès de personnes concernées si elles souhaitent vous faire part de leur vécu et leur regard sur ces questions.
Et pour certaines personnes, ces oppressions se croisent et s'ajoutent au sein de leur identité (par exemple : pour une femme noire lesbienne), c'est ce qu'on appelle l'intersectionnalité, un concept mis en lumière par la juriste Kimberlé W. Crenshaw en 1989, dans son ouvrage éponyme (dont je vous conseille également vivement la lecture, notamment pour approfondir ce sujet). Nous pouvons alors aisément imaginer la difficulté du vécu quotidien de ces personnes au sein d'une société exerçant des dynamiques de dominations multiples, comme nous l'avons vu juste avant.
Et c'est là que les espaces de care (soin), de représentation (trouver des semblables pour s'y affilier et s'y référer, physiquement ou symboliquement), de lutte et de fête entre personnes concernées peuvent être une vraie ressource voire se révéler vitaux. Dans cet article s'adressant aux personnes concernées mais aussi aux professionel.le.s de santé, nous nous concentrerons particulièrement sur les personnes LGBTQIA+, que je reçois - parmi toutes les personnes minorisées citées ci-dessus - le plus souvent en consultation.
La nécessité du groupe de pair.e.s et d'un lien d'attachement pour l'être humain
L'être humain est avant tout, rappelons-le, un animal grégaire : iel a besoin de vivre en groupe pour survivre. De plus, le psychiatre et psychanalyste John Bowlby démontrait également la nécessité primaire d'un lien affectif d'attachement privilégié entre un.e nourrisson.ne et un.e adulte pour que ce.tte premier.e survive, psychiquement mais aussi physiquement ! Sans référence à une image stable, donc en cas de carence affective grave, l'être humain, dès ses premières semaines de vie, peut développer un syndrome d'hospitalisme, un état d'altération physique profond qui s'installe progressivement et peut conduire à la mort. Et ce, même si ses besoins physiques sont comblés. Guedeney, une des autres spécialistes dans le champ de l'attachement, parlait de "nécessaire psychiquement vital".
Pour construire un lien d'attachement sécure, l'enfant, et même l'adulte en grandissant, nécessite au moins une figure d'attachement (ou caregiver) principale lui apportant un sentiment de sécurité et de stabilité. Cela lui permettra de déclencher son système d'exploration du monde environnant avec curiosité et sans crainte démesurée, lui offrant un développement serein, adapté et progressif. En retour, ce sentiment de sécurité apporté par l'adulte sera intériorisé au fur et à mesure par l'enfant, qui pourra gérer la séparation avec sa figure d'attachement de manière sereine, et donc par la même occasion ses propres émotions.
Ce système d'attachement aux autres est actif, selon Bowlby, "du berceau jusqu'à la tombe". En effet, une fois adulte, notre pattern d'attachement peut continuer d'évoluer en fonction des rencontres et expériences vécues, et nos besoins aussi.
Grandir et évoluer en tant que personne LGBTQIA+
Concernant la sécurité de l'environnement et par conséquent de l'attachement chez les personnes LGBTQIA+, les chiffres parlent d'eux-mêmes :
Selon la fondation Le Refuge, relatant une étude de 2019 sur la question, "20 % des personnes queers en France se sont déjà retrouvées sans domicile, C’est une personne LGBTI sur cinq" ; "33 % des cas de difficultés d’hébergement de personnes LGBTI+ sont rencontrées suite à une rupture familiale, 71 % chez les jeunes queers" ; "Un·e adolescent·e (15-17 ans) queer sur dix s’est déjà retrouvé sans domicile fixe".
À noter que le terme queer, ancien terme volontairement utilisé pour discriminer les personnes LGBTQIA+, est désormais réapproprié par la communauté en retournement de stigmate, pour en faire une fierté.
Ainsi, ces chiffres démontrent que l'environnement des personnes LGBTQIA+, une fois out (assumées en tant que telle auprès de leur environnement) est particulièrement sujet à être la source de violence et de rejet. Nous pouvons alors aisément imaginer l'impact de cela sur leur pattern d'attachement, notamment lorsque ce rejet à fort potentiel traumatique provient de figures d'attachement de base au sein de leur propre foyer. C'est pourquoi de nombreuses personnes concernées choisissent de vivre cachées pour leur propre sécurité.
Bien sûr, et fort heureusement, cela ne reflète pas la totalité du vécu des personnes LGBTQIA+ au sein de leur environnement proche. Malgré cela, ces chiffres sont à garder en tête, notamment en tant que thérapeute, où notre posture sécurisante, stable et bienveillante est d'autant plus importante à mobiliser pour ne pas reproduire une violence à la fois endogène et systémique, et apporter plus de sécurité dans les patterns d'attachement.
Trouver sa "chambre à soi" collective
L'environnement proche n'étant donc pas nécessairement source de sécurité, de compréhension et d'écoute, c'est là qu'interviennent les espaces alternatifs, parfois même en non mixité choisie (un évènement, un lieu, une soirée, ouvert.e et dédié.e par exemple uniquement aux femmes) pour offrir une bulle temporaire de sécurité, de respiration et de soutien entre pair.e.s concerné.e.s. Et quelquefois, ces lieux sont alors les seuls endroits où la sécurité peut être assurée pour les personnes minorisées, d'où leur aspect vital.
Un patient me racontait justement en séance à quel point découvrir des personnes ayant le même vécu que lui sur les questions LGBTQIA+ a été un vrai moment de soulagement :
"Aller à cette soirée et rencontrer ces personnes m'a donné un sentiment de libération et m'a permis de mettre des mots dessus à ce moment-là. Je me suis dit que je n'étais pas tout seul à penser ça, alors que plus jeune, je pensais que c'était une déviance."
Et mettre en mots un vécu non identifié par un.e patient.e, nous savons en tant que professionnel.le à quel point cela peut être thérapeutique.
Cependant, où trouver ces espaces, notamment en ruralité ? Une des clés est d'aller se renseigner auprès des associations LGBTQIA+ de sa ville ou de sa région, mais aussi auprès d'autres personnes concernées et visibles sur les réseaux sociaux (je pense notamment aux artistes drag, qui est un art consistant à performer les normes de genre via des productions scéniques variées) pour situer ces lieux localement, et transmettre à son tour les informations pour continuer de les faire vivre.
Pour autant, l'existence de ces espaces est constamment, et d'autant plus actuellement, menacée. Ainsi, il est important de continuer de faire émerger la voix des personnes concernées pour lutter contre toute forme de discrimination et de LGBTQIA+phobie et de se renseigner pour soi-même faire tomber des préconçus ancrés en nous sur ces questions (et nous en avons toustes !).
Faire de nos espaces thérapeutiques des espaces sécurisants
Enfin, en tant que psychologues, psychothérapeutes, médecins, psychiatres... Ou tout autre professionnel.le, nous nous devons d'offrir un espace de consultation bienveillant, d'écoute et sécurisant pour nos patient.e.s, qui ont parfois, sans que nous le sachions, des vécus bien plus difficiles que nous ne l'imaginions au départ.
Personnellement, au début de la première consultation, je m'assure, pour chaque personne reçue, que le prénom renseigné est celui qu'elle souhaite que l'on utilise, et qu'elle-même utilise au quotidien (ce que l'on appelle le prénom d'usage), et je demande, si elle le désire, de me préciser les pronoms utilisés.
Ce que l'on entend par pronoms est la manière dont nous nous genrons / parlons de nous-même au quotidien (elle, il, iel...), et nous en avons donc toustes, sans que cela soit toujours conscientisé.
Cela permet de respecter dès le départ la personne dans ce qu'elle est. Attention pour autant à ne pas forcer de révélation ou supposer une identité à tort ! Nous le savons, la temporalité psychique est un des maîtres mots de la thérapie et est à respecter absolument, notamment lorsque l'on connaît désormais les risques encourus par une personne LGBTQIA+ à révéler qui elle est auprès des autres.
Passer la porte d'un.e professionnel.le de santé est une étape qui peut être particulièrement éprouvante, et d'autant plus pour ces personnes lorsque l'on sait par exemple que la transidentité a été retirée de la classification des troubles mentaux de l’OMS seulement le 27 mai 2019, et que le processus de changement des mœurs n'arrive pas toujours en même temps qu'un changement dans les textes officiels. Nous pouvons donc imaginer toutes les violences et dérives encourues dans les espaces sensés être de soin lorsque l'on est une personne concernée (ou supposée concernée par le.a professionnel.le en face).
Pour autant, à l'échelle individuelle, nous sommes en capacité de faire évoluer la prise en charge des personnes minorisées, en les écoutant pour mieux comprendre leur vécu, se remettre en question et ne pas hésiter à verbaliser notre manque de connaissances sur un sujet lorsque cela arrive. Cela permet aussi de construire cette sécurité dans le lien en reconnaissant ses erreurs et en agissant autrement, et contribue à nourrir l'alliance thérapeutique.
Qu'est-ce que cet article vous inspire ? Mettez-vous déjà des choses en place pour mieux accueillir vos patient.e.s minorisé.e.s ? N'hésitez pas à partager cela dans les commentaires, pour co-construire nos espaces et des pratiques thérapeutiques plus inclusives.
Bibliographie et sources :
Bowlby, J. (1978). Attachement et perte. 1. L’attachement. Paris, Presses universitaires de France, trad. Jeannine Kalmanovitch.
Crenshaw, K. (2023). Intersectionnalité.
Dao, L. (2025). Vous, les Asiates. . . : Enquête sur le racisme anti-asiatique en France.
Davis, A. (2022). Femmes, race et classe. Zulma.
Depris, E. (2024). Mécanique du privilège blanc : Comment l’identifier et le déjouer ?
Dibondo, D. (2025). La charge raciale : Vertige d’un silence écrasant.
Dussy, D. (2021b). Le Berceau des dominations - Anthropologie de l’inceste. 12-21.
Fanon, F. (1971). Peau noire, masques blancs. Seuil.
Guedeney, N. (2010). L'attachement, un lien vital. Éditions Fabert.
Hooks, B. (2023). Ne suis-je pas une femme ? : femmes noires et féminisme.
Lao, F. (2023). Décolonisons-nous. JC Lattès.
Lexie. (2021). Une histoire de genres : guide pour comprendre et défendre les transidentités.
Lecoq, T. (2022). Le couple et l’argent : pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes.
Lucas, M. N. (2024). Ceci n’est pas un livre sur le genre. Les insolentes.
Ouazzani, J. (2024). Amour : Révolutionner l’amour grâce à la sagesse arabe et/ou musulmane. Leduc société.
Raz, M. (2023). Intersexes : Du pouvoir médical à l’autodétermination.
Salmona, M. (2022). Le livre noir des violences sexuelles - 3e éd. Dunod.
Sonnet, L. (s. d.). La santé mentale des LGBT+ - Psycom Santé mentale info. Psycom - Santé Mentale Info. https://www.psycom.org/sinformer/la-sante-mentale/la-sante-mentale-des-lgbt/
Woolf, V. (1998). Une chambre à soi. 10/18.
Sitographie :



Commentaires